Sunday 23 April 2017

L'enfer, c'est les autres ? Ombeline DESJONQUERES


Puisqu’il s’agit de parler des autres nous parlerons de solitude. Nous choisirons un personnage, que nous nommerons Lambda. Lambda n’a pas de sexe, Lambda n’a pas de couleur, pas de nation, de religion. Lambda est universel, et Lambda est malheureux.

Lambda vit dans la guerre, et sa famille est morte, mais ce n’est pas la violence qui cause son malheur, c’est la solitude qui a remplacé ceux qu’il aimait. Lambda est insulté et frappé, mais ce ne sont pas les mots et les coups qui le blessent, c’est sa solitude face à la foule. Lambda est malade, mais sa réelle douleur n’est pas la souffrance physique, c’est l’impossibilité de la partager. Oui Lambda est malheureux, et toutes les causes de son malheur, toutes les causes de tous les malheurs qu’il pourra jamais ressentir, ne sont que les pâles enfants trainant dans le spectre de la solitude : rejet, violence, incompréhension, cruauté.

Face à cette solitude, Lambda peut adopter mille visages. Il peut haïr, haïr les heureux, haïr ses bourreaux, et s’il n’en trouve pas haïr la Providence ; il peut se haïr lui-même. Lambda peut aussi pleurer, et si nul ne sèche ses pleurs alors lui ne pourra les sécher seul, et il se noiera en elles. Lambda peut croire en sa supériorité sur les hommes, il peut rire et se moquer du monde, mais son rire sera jaune car il résonnera seul. Lambda peut abandonner son combat, s’emprisonner dans ses fantasmes et faire des autres les marionnettes inventées de son bonheur fictif. Oui, Lambda peut s’engager dans mille voies, mais s’il s’y engage seul, elles ne feront que le mener plus profondément encore dans cette solitude qu’il tente de fuir.

Et si Lambda est si désespérément seul, alors il pensera une chose : l’Enfer, c’est les autres ; l’Enfer c’est la foule qui me frappe et détruit ce que j’aime, l’Enfer c’est la foule qui me rejette et m’humilie, l’Enfer c’est les heureux quand je suis malheureux.

Nous sommes tous semblables à Lambda, et nous sommes tous seuls, car nous sommes uniques. Cependant il existe un moyen d’être sauvé, un appui qui se dresse quand le flot des fantasmes, des peurs et des rages menace de nous engloutir : l’amour. Découvrir cet appui dans la houle sombre est une seconde naissance. Certains ne l’ont jamais ressentie, car toujours ils ont su aimer et être aimés ; mais peut-être pourtant glisseront-ils un jour de ce roc qui les maintient immergés, car les obstacles au fragile équilibre de notre bonheur sont millions et se tiennent au bas de l’îlot comme des harpies noires, prêtes à jaillir et vous sauter à la gorge à tout moment, à vous faire rouler jusqu’au flot. Il arrive que ces harpies se démènent, il arrive qu’elles se tiennent coites et immobiles ; certaines vies commencent sous l’eau, d’autres au sommet du roc ; certains glissent plus facilement, remontent plus difficilement. Pourquoi cette injustice ? Je ne sais, peut-être est-ce simplement une question de chance, peu importe. Ce qui compte, c’est de comprendre que chacun, quelque la difficulté avec laquelle il se hisse vers la lumière, chacun peut être sauvé par l’amour, par le miracle de peu de chose, la bonté spontanée, gratuite et inattendue d’un être dans la foule, un regard, une parole, une pression de la main.

Et si cet être aimé et aimant, qu’il soit famille, ami, amant ou inconnu, se tient au côté de Lambda, alors lorsque la foule s’abattra en vague furieuse sur ses épaules elle ne le mettra plus à terre, car face à sa force se tiendra non plus un être seul, mais une autre foule, restreinte certes, mais mille fois plus forte, car elle relève plutôt qu’elle détruit, elle pense plutôt qu’elle hurle, elle aime plutôt qu’elle hait.
Bien sûr le mal peut provenir d’un être seul. Mais si tout malheur est une forme de solitude, alors le bourreau ne fera finalement que livrer sa victime d’avantage à la foule, et ainsi se fondra en elle. Nul ne peut être l’unique responsable du malheur d’autrui, car le malheur n’existe pas sans la foule heureuse pour lui donner sa couleur par contraste.

L’humain est ainsi fait qu’il se blesse lui-même, et que le seul moyen qu’il a d’être sauvé de lui, c’est de construire autour de lui sa propre foule d’amours et d’amitiés, qui se dressera entre la solitude qu’il crée et le bonheur qu’il cherche. Disant sauvé de lui j’entends deux choses : sauvé de la foule et sauvé de son esprit. Car si la foule est l’instigatrice de la solitude, c’est l’esprit qui la transforme en malheur, en folie, en laissant tourner sans fin les doutes et les peines dans les cœurs, qui alors s’atrophient, s’étouffent et se détruisent. Ainsi l’amour, la confiance, la tendresse sont les seuls remparts contre le désespoir, car il est impossible d’être détruit à plusieurs, et souffrir ensemble est encore un plus grand bonheur que d’être heureux tout seul.

Ainsi Lambda serait-il sauvé des autres par les autres ? Non. Lambda est sauvé des autres par l’autre, de la foule par l’individu, d’un poing aveugle et hargneux par un visage tendre.

L’humanité torture l’humanité, l’humains soigne l’humain ; voilà tout le paradoxe, la dureté, et la beauté de notre espèce. Je ne peux souffrir sans les autres, mais je ne peux vivre sans l’autre.


Résumé

Tout malheur n’est qu’une forme de solitude, et la solitude n’existe pas si la foule, et donc les autres, ne dessinent pas sa forme par contraste. Si la foule cause le malheur, on peut en revanche en être sauvé par l’amour d’un individu. Ainsi, l’Enfer c’est les autres, mais le bonheur c’est aussi l’autre.

Summary

All miseries are forms of loneliness, and loneliness can’t exist if there is no crowd to give it its shape by contrast. The crowd is the cause of loneliness, yet one can be saved from it by love from an individual. Thus Hell is other people, but happiness is also the other.

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