Puisqu’il
s’agit de parler des autres nous parlerons de solitude. Nous choisirons un
personnage, que nous nommerons Lambda. Lambda n’a pas de sexe, Lambda n’a pas
de couleur, pas de nation, de religion. Lambda est universel, et Lambda est
malheureux.
Lambda
vit dans la guerre, et sa famille est morte, mais ce n’est pas la violence qui
cause son malheur, c’est la solitude qui a remplacé ceux qu’il aimait. Lambda
est insulté et frappé, mais ce ne sont pas les mots et les coups qui le
blessent, c’est sa solitude face à la foule. Lambda est malade, mais sa réelle
douleur n’est pas la souffrance physique, c’est l’impossibilité de la partager.
Oui Lambda est malheureux, et toutes les causes de son malheur, toutes les
causes de tous les malheurs qu’il pourra jamais ressentir, ne sont que les
pâles enfants trainant dans le spectre de la solitude : rejet, violence,
incompréhension, cruauté.
Face
à cette solitude, Lambda peut adopter mille visages. Il peut haïr, haïr les
heureux, haïr ses bourreaux, et s’il n’en trouve pas haïr la Providence ;
il peut se haïr lui-même. Lambda peut aussi pleurer, et si nul ne sèche ses
pleurs alors lui ne pourra les sécher seul, et il se noiera en elles. Lambda
peut croire en sa supériorité sur les hommes, il peut rire et se moquer du
monde, mais son rire sera jaune car il résonnera seul. Lambda peut abandonner
son combat, s’emprisonner dans ses fantasmes et faire des autres les
marionnettes inventées de son bonheur fictif. Oui, Lambda peut s’engager dans
mille voies, mais s’il s’y engage seul, elles ne feront que le mener plus
profondément encore dans cette solitude qu’il tente de fuir.
Et
si Lambda est si désespérément seul, alors il pensera une chose : l’Enfer,
c’est les autres ; l’Enfer c’est la foule qui me frappe et détruit ce que
j’aime, l’Enfer c’est la foule qui me rejette et m’humilie, l’Enfer c’est les
heureux quand je suis malheureux.
Nous
sommes tous semblables à Lambda, et nous sommes tous seuls, car nous sommes uniques.
Cependant il existe un moyen d’être sauvé, un appui qui se dresse quand le flot
des fantasmes, des peurs et des rages menace de nous engloutir : l’amour.
Découvrir cet appui dans la houle sombre est une seconde naissance. Certains ne
l’ont jamais ressentie, car toujours ils ont su aimer et être aimés ; mais
peut-être pourtant glisseront-ils un jour de ce roc qui les maintient immergés,
car les obstacles au fragile équilibre de notre bonheur sont millions et se
tiennent au bas de l’îlot comme des harpies noires, prêtes à jaillir et vous
sauter à la gorge à tout moment, à vous faire rouler jusqu’au flot. Il arrive
que ces harpies se démènent, il arrive qu’elles se tiennent coites et
immobiles ; certaines vies commencent sous l’eau, d’autres au sommet du
roc ; certains glissent plus facilement, remontent plus difficilement.
Pourquoi cette injustice ? Je ne sais, peut-être est-ce simplement une
question de chance, peu importe. Ce qui compte, c’est de comprendre que chacun,
quelque la difficulté avec laquelle il se hisse vers la lumière, chacun peut
être sauvé par l’amour, par le miracle de peu de chose, la bonté spontanée,
gratuite et inattendue d’un être dans la foule, un regard, une parole, une
pression de la main.
Et
si cet être aimé et aimant, qu’il soit famille, ami, amant ou inconnu, se tient
au côté de Lambda, alors lorsque la foule s’abattra en vague furieuse sur ses
épaules elle ne le mettra plus à terre, car face à sa force se tiendra non plus
un être seul, mais une autre foule, restreinte certes, mais mille fois plus
forte, car elle relève plutôt qu’elle détruit, elle pense plutôt qu’elle hurle,
elle aime plutôt qu’elle hait.
Bien
sûr le mal peut provenir d’un être seul. Mais si tout malheur est une forme de
solitude, alors le bourreau ne fera finalement que livrer sa victime d’avantage
à la foule, et ainsi se fondra en elle. Nul ne peut être l’unique responsable
du malheur d’autrui, car le malheur n’existe pas sans la foule heureuse pour
lui donner sa couleur par contraste.
L’humain
est ainsi fait qu’il se blesse lui-même, et que le seul moyen qu’il a d’être
sauvé de lui, c’est de construire autour de lui sa propre foule d’amours et
d’amitiés, qui se dressera entre la solitude qu’il crée et le bonheur qu’il
cherche. Disant sauvé de lui j’entends deux choses : sauvé de la foule et
sauvé de son esprit. Car si la foule est l’instigatrice de la solitude, c’est
l’esprit qui la transforme en malheur, en folie, en laissant tourner sans fin
les doutes et les peines dans les cœurs, qui alors s’atrophient, s’étouffent et
se détruisent. Ainsi l’amour, la confiance, la tendresse sont les seuls
remparts contre le désespoir, car il est impossible d’être détruit à plusieurs,
et souffrir ensemble est encore un plus grand bonheur que d’être heureux tout
seul.
Ainsi
Lambda serait-il sauvé des autres par les autres ? Non. Lambda est sauvé
des autres par l’autre, de la foule par l’individu, d’un poing aveugle et
hargneux par un visage tendre.
L’humanité
torture l’humanité, l’humains soigne l’humain ; voilà tout le paradoxe, la
dureté, et la beauté de notre espèce. Je ne peux souffrir sans les autres, mais
je ne peux vivre sans l’autre.
Résumé
Tout
malheur n’est qu’une forme de solitude, et la solitude n’existe pas si la
foule, et donc les autres, ne dessinent pas sa forme par contraste. Si la foule
cause le malheur, on peut en revanche en être sauvé par l’amour d’un
individu. Ainsi, l’Enfer c’est les autres, mais le bonheur c’est aussi l’autre.
Summary
All
miseries are forms of loneliness, and loneliness can’t exist if there is no
crowd to give it its shape by contrast. The crowd is the cause of loneliness,
yet one can be saved from it by love from an individual. Thus Hell is other
people, but happiness is also the other.
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